«Toutes les messes sont supprimées»

«Toutes les messes sont supprimées»

L’auteur de ces lignes nous a quitté brutalement le 16 mars 2020. Nous gardons précieusement ses textes qui nous accompagnent et nous permettent d’approfondir notre foi. Place à la méditation et à la prière.

Pour les plus fidèles, c’est le choc. On avait bien senti le sérieux de la situation, mais à ce point… Le choc initial s’est transformé en tristesse puis en incompréhension. Je suis persuadé qu’il peut aussi se transformer en chemin spirituel.

Mais tout de même, comment ne pas célébrer l’Eucharistie justement dans un temps où l’on se sent faible, où nous ne maitrisons pas ce qui nous arrive? Et puis, c’est le temps du Carême. Comment le vivre si même la fête des fêtes, nous ne pourrons la célébrer liturgiquement?

L’Eucharistie n’est-elle pas «source et sommet de toute la vie chrétienne» (LG 11) ? Peut-on s’en priver? Certainement pas! Mais qu’est-ce que l’Eucharistie ? Pour Jésus, elle est le don qu’il fait de lui-même pour que nous nous nourrissions de lui. «Je suis le pain de la vie. Celui qui vient à moi n’aura jamais faim ; celui qui croit en moi n’aura jamais soif» (Jn 6,35). Pour nous, elle est l’offrande de ce que nous sommes pour qu’en lui nous vivions de sa vie. Mystère de communion, donc. Mystère de l’être avec.

C’est dans le scandale de la Croix que le Seigneur se donne pour nous. «Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout» (Jn 13,1). Mais avant cela, «quand l’heure fut venue, Jésus prit place à table, et les Apôtres avec lui» (Lc 22,14). Et Paul de nous dire le mystère reçu et transmis: «la nuit où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain, puis, ayant rendu grâce, il le rompit, et dit: «Ceci est mon corps, qui est pour vous. Faites cela en mémoire de moi.» Après le repas, il fit de même avec la coupe, en disant: «Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang. Chaque fois que vous en boirez, faites cela en mémoire de moi.» Ainsi donc, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne» (ICor 11,23-26).

Il n’y a donc qu’une seule Eucharistie, celle que le Seigneur partage avec ses amis. C’est à celle-là que nous sommes invités chaque fois que nous «mangeons le pain et buvons à la coupe». Ce chaque fois est important, il nous situe dans l’espace et dans le temps en même temps qu’il nous fait participer au don que Jésus fait de lui-même «une fois pour toutes» (He 9,28).

Il nous est précieux de célébrer l’Eucharistie dans le temps qui passe, pour vivre toute réalité en Christ, «par lui, avec lui et en lui». Il nous est précieux de nous rassembler pour vivre un tel mystère en le partageant. Mais il est des situations qui sont de véritables appels du Seigneur et où le mystère eucharistique est à vivre en situation.

Le Seigneur serait-t-il absent, en ces jours où la menace de pandémie devient concrète? Certainement pas ! Mais nous demande-t-il de faire comme si de rien n’était pour célébrer le mystère de sa présence ? Ne nous demande-t-il pas plutôt d’être attentif aux signes qu’il nous donne au cœur même de ce qui nous inquiète. N’y a-t-il pas là quelque chose de son cœur à coeur avec le Père au jardin des Oliviers auquel lui-même nous invite pour que nous soyons avec lui? «Mon âme est triste à en mourir. Restez ici et veillez avec moi» (Mt 26,38). N’est-il pas celui qui est avec nous quand nous sommes oppressés non plus par le sommeil, mais par des peurs de toutes natures? 

Et l’être ensemble? La prudence requise par le risque de contagion n’est-elle pas une invitation à cette solidarité qui pour les disciples du Christ est mystère de communion? Non, la communion n’est pas cassée. Au contraire, porter le souci des autres n’est pas seulement une tactique défensive. C’est le signe d’un amour vrai qui trouve sa source dans l’amour de Dieu.

Comprenez-moi bien. Je ne suis pas en train de dire que célébrer l’Eucharistie ou ne pas la célébrer c’est la même chose. Je ne dis pas non plus que d’autre gestes peuvent prendre sa place. La souffrance de ne pouvoir célébrer ensemble est bien réelle. Mais il s’agit pour nous d’accueillir le signe dont une telle souffrance est porteuse.

Nous aurons, dans les semaines à venir, à faire un jeûne eucharistique. Paradoxalement, il aura le sens opposé à celui qu’évoque Jésus lorsqu’il dit: «Les invités de la noce pourraient-ils jeûner, pendant que l’Époux est avec eux? Tant qu’ils ont l’Époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. Mais des jours viendront où l’Époux leur sera enlevé; alors, ce jour-là, ils jeûneront» (Mc 2,19-20). Il faut l’affirmer avec force : le Seigneur est avec nous. Mais il est avec nous comme celui qui partage ce que nous vivons. Le jeûne auquel nous sommes contraints n’est pas le signe qu’il nous est enlevé, même si certains, en ces jours d’incertitudes sont tentés de le penser.

Il s’agit donc de donner un sens de présence du Seigneur à ces jours où l’Eucharistie ne peut être célébrée dans sa forme liturgique et communautaire. Les prêtres célébreront l’Eucharistie en portant les fidèles qui ne pourront y participer physiquement. Ils célébreront en l’absence de fidèles, alors que les fidèles la célébreront en absence des signes liturgiques. Formule étrange, bien sûr, mais qui pourtant est une façon réelle de célébrer ensemble le Mystère.

Temps de jeûne eucharistique donc. Mais qui nous donne de vivre autrement, et peut-être plus en profondeur encore le mystère de la présence de Dieu qui se donne dans le Christ et qui nous rassemble dans une communion qu’il rend possible en lui. Parce que c’est bien là que se situe le défi de ces jours. Quel est notre lien au Christ, quelle est la qualité de la communion entre nous? Il se pourrait que nous puissions répondre par l’expérience vécue dans ce jeûne eucharistique à la question que faisons-nous quand nous célébrons l’Eucharistie?

Nous n’oublions pas que le Seigneur qui se donne dans son Corps livré et dans son sang versé est aussi celui qui se donne dans sa Parole. Même si elle ne sera pas proclamée dans nos assemblées, elle continue d’être adressée à chacune et à chacun. Elle doit pouvoir retentir dans nos cœurs et elle nous rassemble dans une communion de dialogue que le Seigneur désire et réalise pour chacun et pour nous ensemble.

Bien sûr, avec tous ceux qui vivent cette situation étrange -qui pour certains est une première- nous attendons le moment où les mesures de prudence ne seront plus nécessaires parce que la crise sera derrière nous. Mais ce temps particulier n’est pas un temps vide, il ne doit pas être seulement marqué de l’attente de l’après. Beaucoup de choses se vivent ces jours.

La peur que beaucoup ressentent n’est-elle pas le signe de la finitude qui caractérise notre réalité humaine et que nous évitons de voir? N’y a-t-il pas tout au long de l’année des personnes qui sont malades ou qui souffrent pour toutes sortes de raisons sans que nous leur soyons proches ? En un mot, le virus que nous redoutons et devant lequel nous nous sentons impuissant ne nous invite-t-il pas à un regard renouvelé sur ce que nous sommes?  La distance demandée avec les autres par prudence ne nous questionne-t-elle pas sur la qualité de notre lien aux autres? Et si ce temps nous aidait à tisser des liens plus fort avec ceux que nous aimons et surtout avec ceux qui vivent des moments difficiles ou de solitude…

Nous ne sortirons pas de cette crise comme nous y sommes entrés. Nous ne vivrons plus l’Eucharistie comme avant. Nous avons à célébrer le Mystère de Pâques avec Jésus présent au milieu de nous. À le suivre sur le chemin qui mène au Calvaire. À le rencontrer victorieux de la mort et de toute logique de mort. En cela de manière incarnée. Nous savons bien que l’épreuve qui nous est imposée ces jours ne vient pas de lui. Et nous entendons de manière enracinée les paroles de Jésus: «Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais obtienne la vie éternelle» (Jn 3,16). Cet amour de Dieu dans lequel notre confiance ne cesse de trouver de nouvelles énergies nous appelle à être solidaire. À ne pas fuir la réalité, mais à l’affronter spirituellement. À saisir ce temps où la mort insinue la laideur de son visage en étant des vivants de la vie éternelle qui nous est donnée. Et finalement à devenir des témoins crédibles pour tous ceux qui vivent plus difficilement ces jours. N’y a-t-il pas là quelque chose du Mystère eucharistique dans lequel le Seigneur se donne pour nous et «pour la multitude» (cf. Mt 26,28)?

Que ce temps de jeûne eucharistique, de doutes, de peurs et de découverte de nos limites soit pour chacune et chacun aussi un temps de grâce!

Marc Passera